Tempête sur le navire patriarcal

 

Qu’on le veuille ou non, la vie ecclésiale nous réserve des nouvelles curieuses. Voilà que nous apprenons qu’un apparatchik religieux apparemment aussi stable et inamovible qu’Hilarion Alféev, bras droit de Kirill Goudiaev, est éjecté d’une simple pichenette, et sans la moindre explication, du poste particulièrement important de président du département des Relations Extérieures du Patriarcat de Moscou /PdM/, – ce qui, si l’on utilise la terminologie américaine, correspond à Secrétaire d’État du Patriarcat de Moscou – où il attendait patiemment que se libère le siège de patriarche. Par la même occasion il est dépouillé de toutes ses autres attributions, notamment de membre permanent du Saint Synode ainsi que de plusieurs fonctions honorifiques dans le domaine de la recherche scientifique.

Mais le plus cruel pour Hilarion c’est d’avoir été ainsi évincé de toutes ses responsabilités antérieures sans même que pour les apparences soit utilisée la formule habituelle et éculée « avec gratitude pour le travail accompli ». C’est en effet sans le moindre remerciement qu’il a été ainsi renvoyé comme un gamin coupable, tout comme cela se pratiquait sous Staline avec des personnes indésirables. Quelle ingratitude noire, si l’on se souvient combien d’efforts il a personnellement déployés pour la défense du patriarche et de sa politique, allant même jusqu’à lui consacrer un ouvrage qui est entré dans la célèbre série «La Vie de personnages remarquables». Même cela n’a été d’aucun effet !

Hilarion n’est cependant pas resté sans nouvelle affectation, mais celle qui lui a été attribuée ne pourrait que très difficilement être considérée comme étant un avancement dans la carrière d’un homme au passé aussi riche : le diocèse de Budapest et de Hongrie ne compte en tout, hormis la capitale, que huit modestes paroisses. Voilà de quoi devra se contenter celui qui fut une étoile dans le firmament patriarcal, survolant constamment l’univers et dont on disait qu’il passait plus de temps dans les avions que sur terre… Si ce n’est pas une mise à la retraite, cela y ressemble. Même la direction d’études doctorales, dont il aurait pu s’occuper pendant ses loisirs, lui a été retirée.

Une interrogation subsiste : en quoi Hilarion a-t-il mérité pareille disgrâce ? Comment un homme, qui pendant deux décennies était considéré non sans raison comme le protégé et l’héritier de Kirill Goudiaev, qui a réalisé toute sa brillante carrière sous l’aile protectrice de ce dernier, a-t-il pu connaître pareille défaveur, pareille disgrâce ? La première chose qui vient à l’esprit se rapporte à la situation internationale découlant de la guerre en Ukraine, à propos de laquelle Kirill Goudiaev, homme mal dégrossi, a commis de nombreuses bourdes qui ont plongé le PdM en situation de paria au sein des Églises chrétiennes, et il fallait bien trouver un responsable et le punir ! Il n’est pas interdit de penser que le ministre des affaires étrangères du Patriarcat, qui est bien plus rompu à la mentalité et aux mœurs occidentales, a pu essayer d’attirer l’attention du patriarche sur ses erreurs fatales, mais on sait combien Kirill est un homme susceptible et rancunier.

Certains commentateurs avancent une tout autre explication au limogeage d’Hilarion Alféev qui ne serait nullement une punition, mais au contraire la possibilité de mettre à profit, du sein même de l’Europe, les liens étroits qu’il a su nouer avec des responsables chrétiens occidentaux, incarnant "le bon Russe" avec lequel il reste possible de parler, pour défendre ce patriarcat devenu infréquentable. Pour nous cette thèse est nullement convaincante. Hilarion a été purement et simplement dégradé et a définitivement perdu toute influence aux yeux de l’administration patriarcale actuelle. D’ailleurs, sa nouvelle affectation est déjà tout un symbole : Budapest, sans même que soit adjointe l’Autriche avec la prestigieuse cathédrale de Vienne dont il avait personnellement dirigé la rénovation et où il avait servi pendant de nombreuses années. Bref, c’est pour lui un retour au point de départ, là où avait réellement débuté la carrière de ce tout jeune évêque, après les six mois passés à Londres marqués par les scandales et les troubles dont il s’était rendu coupable du fait de son inexpérience. Sa disgrâce est ainsi soulignée du fait qu’après une si riche carrière, il soit renvoyé à l’endroit même où, tout juste âgé de 36 ans, cette carrière avait débuté en 2002, avec une responsabilité même moindre car à l’époque il dirigeait un diocèse jumelé de Budapest et de Vienne, d’Autriche-Hongrie.

On se souvient que durant les années soixante du siècle écoulé, le célèbre métropolite Nicodème Rotov de Léningrad, celui-là même qui célébrait des pannikhides sur la tombe du pape Paul VI et qui est subitement mort, lors d’une visite privée, dans les bras de l’éphémère Jean-Paul I, et dont "Radio Vatican" avait dit qu’il était un cardinal catholique secret – avait formé tout une série d’évêques qui lui étaient totalement dévoués et obéissants et qui avaient occupé tous les postes-clés du Patriarcat de la fin du XX° siècle et ainsi jusqu’à ce jour. Kirill, tout juste âgé de 22 ans, fut dès 1968 le proche disciple préféré du sinistre Nicodème.Il apprit beaucoup sous l’aile protectrice de son mentor et à son tour, il créa avec le temps tout une garde d’évêquesqui lui sont personnellement dévoués et qu’il nomme successivement aux sièges les plus en vue. Il s’agit de tous ces métropolites trentenaires qui poussent comme des champignons après la pluie, et que Kirill déplace comme des pions sur un échiquier, les faisant constamment tourner d’un siège sur un autre, d’une responsabilité à une autre.

Nestor Sirotenko, qui avait été déplacé il y a trois ans de Paris à Madrid, vient à nouveau d’être nommé à Paris où il remplace Antoine Sevriouk qui avait été élevé à l’épiscopat en 2015, avait été dirigeant du diocèse d’Allemagne en septembre 2017, puis nommé à Vienne-Budapest trois mois plus tard et en mai 2019 il est métropolite à Paris où il avait remplacé Ioann Rochtchine qui n’avait tenu que quatre mois dans la capitale française, après deux mois passés en Italie d’où il avait été envoyé à Vienne et Budapest. Trois mois plus tard il n’avait plus que la Hongrie sous son autorité. Passés six mois il est rappelé à Moscou et mis à la retraite. C’est là une illustration de la gestion du personnel sous l’autorité de Kirill Gundiaev, qui s’apparente plus à un jeu de chaises musicales qu’à la recherche d’une vie spirituelle et ecclésiale saine.

Mais lorsque aujourd’hui nous parlons du PdM, il ne faut pas oublier de s’intéresser à son "rejeton hors-frontières". Ciel, que la vie doit leur être difficile ! Nombreux sont certainement ceux qui comprennent enfin l’erreur, la bêtise, voire le crime qu’a constitué l’union avec le PdM, mais fort rares sont ceux qui osent l’exprimer à voix haute. Certes, toutes les Églises officielles prennent maintenant leurs distances et refusent tout contact avec Kirill et son Église ; beaucoup de paroisses non russes situées à l’étranger et rattachées au PdM, même un homme aussi dépourvu d’idée que Jean Renetteau à la tête de l’entité de la rue Daru, ont exprimé ouvertement leur incompréhension de l’attitude de Kirill ; surtout et avant tout l’Église Orthodoxe d’Ukraine du métropolite Onuphre a rompu tout lien administratif avec Moscou – tous ces faits pris ensemble ont, il est permis de l’imaginer, donné du courage à nos anciens frères désireux de blanchir leurs robes maculées par l’union avec l’Église post-soviétique. Et voilà que retentit la voix du principal coupable de la trahison des idéaux des Pères fondateurs de l’Église Hors-Frontières.

Mgr Marc d’Allemagne, car c’est de lui dont il est évidemment question, a eu des paroles fortes, toutefois, comme il est de coutume chez lui, ses propos n’étaient pas exempts de ruse, ou plus exactement de mensonge. Il comprend parfaitement être tombé dans un abîme moral et politique d’où il ne lui est pas facile de sortir, c’est pourquoi il n’hésite pas à recourir à toutes sortes d’inepties comptant sur l’ignorance des lecteurs et des auditeurs, ce qui l’autorise à dire n’importe quoi, mais avec aplomb, ce qui se vérifie dans l’interview qu’il a donnée à la station de radio allemande RND.  Mgr Marc commence par de fortes paroles de réprobation à propos de la position du patriarche Kirill « qui soutient la guerre ». C’est la première fois qu’il est donné d’entendre des paroles de condamnation à l’égard du Patriarcat dans la bouche de Mgr Marc et beaucoup se sont réjouis d’une pareille audace : enfin des paroles de vérité, fortes, proférées sans crainte ! Mgr Marc parle avec indignation, d’un ton enflammé. Emporté par sa colère contre la guerre et rejetant toutes les justifications des autorités russes, il va jusqu’à affirmer qu’au mois de mars dernier son propre Synode hors-frontières rallié au PdM avait autorisé les paroisses qui condamnaient cette guerre à ne plus commémorer le patriarche.

Mais quel mensonge ! Est-il permis de mentir de la sorte ?! S’adaptant aux circonstances et à l’opinion générale, il dit strictement le contraire de la réalité avec l’espoir, non dénué de fondement, que ceux qui le liront ou l’entendront ne suivent pas l’actualité religieuse et n’iront pas vérifier la véracités des propos d’un évêque … Toutefois, comme dit le proverbe : les paroles s'envolent, les écrits restent.

En effet, qui mieux que lui est à même de connaître la réalité des faits. Et cette réalité nous pouvons en prendre connaissance dans cette Déclaration publiée par la Chancellerie synodale le 24 mars 2022 : « Cette semaine, des rumeurs selon lesquelles la commémoration du nom de Sa Sainteté le Patriarche de Moscou et de Toutes les Russies ne serait plus observée dans de nombreuses paroisses de l’Église Russe Hors-Frontières qui en auraient, soi-disant, reçu la bénédiction de la part du Synode des Évêques. Une telle affirmation ne correspond absolument pas à la réalité /.../ Conformément à « l'Acte de communion canonique » signé par le Patriarche Alexis II et le Métropolite Lavr en 2007, le nom du Primat de l’Église Orthodoxe Russe doit être commémoré dans toutes les paroisses et tous les monastères de l’Église Russe Hors-Frontières ».

Qui, en effet, mieux que Mgr Marc doit le savoir, car pareille Déclaration officielle n’aurait jamais pu être prise sans son accord, et d’ailleurs il y a de fortes chances qu’il en soit lui-même l’auteur. Que dire à cela, si ce n’est que Mgr Marc a, dans un premier temps, poussé par le mensonge l’Église Hors-Frontières à s’unir à Moscou et qu’il tente maintenant de la sauver par un nouveau mensonge. En un mot : le salut par le mensonge. Ce qui n’est rien d’autre qu’un des principes fondamentaux du sergianisme.

Mais en plus de cette affirmation mensongère, toutlecontenu de l’interview est en totale contradiction avec les propos qu’il tenait lorsqu’il s’agissait de convaincre les fidèles crédules d’accepter l’union avec le PdM, à savoir notamment que le sergianisme était révolu, était une réalité du passé car il avait été définitivement abrogé par la fameuse « Conception Sociale » adoptée en l’an 2000 et dont il était alors de bon ton de faire grand cas. Que de qualificatifs laudatifs étaient attribués à cette « Conception Sociale » grâce à laquelle tout retour du servilisme de l’Église envers le pouvoir était rendu impossible ! Que l’on songe – les gens y ont cru ! Et s’ils ont cru, c’est parce que ce n’était pas n’importe qui, mais des évêques qui le leur disaient, et dans l’Église Hors-Frontières on avait pour habitude de les croire sur parole !

Depuis le décès de Mgr Hilarion de New-York, Mgr Marc assure temporairement la direction du Synode jusqu’à l’élection d’un nouveau Primat qui, conformément à l’accord conclu en 2007, devra être confirmé par le patriarche. Mgr Marc vient de célébrer son 80° anniversaire et il sait parfaitement que selon le paragraphe 26 du chapitre XV du Règlement de l’Église Orthodoxe Russe « Après avoir atteint l'âge de 75 ans, l'évêque présente au Patriarche de Moscou et de toutes les Russies une demande de mise à la retraite ».

Ne serait-ce pas la raison pour laquelle Mgr Marc, qui aime le pouvoir et ne veut pas prendre le risque de ne pas être confirmé par Kirill, a manifesté un tel désaccord avec lui entrouvrant par là même, si besoin était, une porte de sortie de cette famille patriarcale dans laquelle il avait lui-même introduit une part significative de l’Église Hors-Frontières ?

Tant qu’un repentir sincère et ouvert pour le grave péché commis n’aura pas lieu, il est bien trop tôt pour se réjouir du retour au bercail de ce "fils prodigue". Sans ce repentir, toutes les plus belles déclarations ne resteront en réalité qu’un subtil moyen d’essayer de sortir, à peu de frais, de la fâcheuse situation où il s’est mis.

 

Protodiacre Germain Ivanoff-Trinadtzaty